mai 09, 2280

L'ombre grandit à l'Est II

Betty devait se rendre à Vegas. Et moi je décidais de remonter vers le nord. Je n'avais pas vraiment d'autre solution. Même si ma proie était allée à l'est, je n'avais aucun moyen d'entrer en territoire de la Légion sans me faire coincer rapidement par une patrouille de ces bâtards vindicatifs.
Il ne me restait plus qu'à croire en ma bonne étoile. Facile à dire.
Quoi qu'il en soit, elle m'avait proposé qu'on fasse un bout de route ensemble, et j'avais accepté.
Je n'étais pas vraiment du genre bavard, et elle non plus.
La plupart du temps, on avançait silencieusement, en restant à l'écart des routes et des terrains trop découverts. Nous faisions régulièrement des haltes près de monticules rocheux pour s'assurer qu'aucun danger ne nous attendait sur notre trajectoire.
Betty était munie d'une moitié de paire de jumelle. C'était suffisant pour avoir un aperçu précis à deux cent mètres à la ronde.

Le cinquième jour, alors qu'on s'arrête de nouveau pour prendre des repères, Betty se met à me parler d'elle spontanément, de sa voix rocailleuse et terne.
_ Tu dois me promettre un truc, Snake.
Je la regarde du coin de l’œil, pas vraiment envieux de savoir ce qu'elle veut me faire promettre.
_ Si jamais on tombe à nouveau sur ces enfoirés en pagne rouge, arborant le taureau de César et que ça se passe mal, je veux que tu me mettes une balle ici. Sans tergiverser.
Elle pointa sa tempe avec l'index, d'un geste sec.
_ Pourquoi je ferais ça ?
_ Il est hors de question qu'ils me reprennent t'entends ? jamais plus je me retrouverais dans les camps de travail de ces fils de putes.
_ T'as été esclave ?
Elle me jeta un regard chargé de haine, mais je percevais facilement que le bouillonnement de sa colère ne m'était pas destiné. Ses yeux semblèrent flancher dans l'image d'un passé qui la déchirait intérieurement.

_ Cinq années durant, j'ai servi ces crevures avec pour seule pitance du pain moisi et des coups de pieds dans la gueule. Quand t'es esclave là-bas, t'es rien. Tu peux crever à tout moment parce que ça amuse soudain un type de voir si son couteau est bien affuté.
Je les ai vus torturer et mettre à mort quiconque avait le malheur d'être au mauvais endroit, au mauvais moment. Simplement choisi pour assouvir leur désir sanglant.
Parfois ils mettaient deux esclaves dans une fosse, un couteau rouillé au centre, et les obligeaient à se battre à mort. Ceux qui refusaient étaient cloués à une croix puis minutieusement écorchés.
Ce ne sont même pas des sauvages. Des psychopathes qui n'obéissent qu'à eux-même et à César. Ils se prennent pour l'ordre nouveau, et font étalage de la force à ceux qu'ils soumettent. J'sais même pas comment j'ai fait pour survivre si longtemps là bas. La plupart des esclaves n'y passaient pas deux hivers.


_ Comment t'es-tu échappée ?
_ C'est toute l'ironie du sort. Je voulais pas m'échapper. Je voulais crever.


Ce jour là, j'étais à bout, Snake. J'avais vu trop de gens mourir autour de moi. Trop de sang, trop de cruauté. Et je n'arrivais pas à comprendre pourquoi ils faisaient tout ça. J'en pouvais plus.



J'étais de corvée d'eau et je ramenai des seaux avec deux autres esclaves. On était sous la garde de deux légionnaires, qui nous escortaient entre le puits et le camp. Le fardeau me brisait les reins. Alors je me suis arrêtée. J'ai tout lâché par terre, et je me suis agenouillée, les yeux fermées.
L'eau s'est répandue sur le sol. Je voulais juste qu'un de ces monstres me plante sa machette dans la nuque. Mon corps et mon cœur étaient trop las pour s'acharner encore à vivre.
J'ai entendu les gardes me gueuler des ordres. Je savais bien qu'ils allaient me ruer de coups jusqu'à ce que je bouge ou que je crève.
Et les coups sont venus. Dans la bouche d'abord, me faisant tomber à la renverse. Puis dans les côtes, les hanches, les épaules, le ventre. Celui qui me cognait le faisait avec le talon de ses bottes.
La douleur était insoutenable, et pourtant je le fixais des yeux, sans bouger, pour le provoquer davantage. Le mettre hors de lui. Qu'il en vienne à m'achever.
Le salopard continuait à me défoncer avec ses bottes.
C'est là qu'un autre esclave est intervenu.
Un petit jeune, il devait même pas avoir quinze piges. Il a surgit dans le dos du garde qui me battait et l'a violemment poussé en criant d'arrêter. Le garde est tombé et s'est fracassé la tête contre un rocher.
J'étais horrifiée, parce que je savais qu'à cause de moi, ce gamin allait crever aussi. Qu'on allait tous crever. L'autre garde a sorti son arme, et j'ai entendu des cris et des râles d'agonie.
Mais j'étais toujours immobile, la douleur m'avait enfermée dans un cercueil qui m'empêchait de voir ou de comprendre la tournure des choses. J'ai juste fermé les yeux un instant, par épuisement.
Quand je les ai rouverts et que j'ai pu bouger un peu, il faisait nuit.
Le corps du gamin gisait sans tête près de moi. L'autre esclave avait disparu, ainsi que la dépouille du garde. Aucune idée de ce qui s'était passé.
Je suppose qu'ils m'ont cru morte. Peut-être l'autre esclave s'était enfui, et que le légionnaire l'a poursuivi sans se préoccuper de moi. J'en sais rien.
J'ai saisi ma chance. Je me suis relevée tant bien que mal, et j'ai marché le plus loin possible. C'est un ranger de la RNC qui m'a trouvé et m'a ramené à son avant-poste pour me donner des soins.

Je mâchouille un cure-dent pendant que Betty me fait son récit, de la même voix monocorde et brisée. Elle regarde le sol en parlant.
Parfois elle s'arrête un instant et soupire longuement avant de laisser ses yeux se détourner sur le côté. Je la sens lutter pour ne pas être submergée par ses souvenirs. Puis elle reprend le fil de son histoire, jusqu'à son terme. Finalement son visage se lève vers moi, et elle décrispe enfin la mâchoire.
Je lui rend son regard, et l'observe longuement sans rien dire.
Puis je crache mon cure-dent par terre.
_ C'est entendu. Si jamais ça devait arriver, je te mettrais moi-même une balle dans le crâne.
_ Promet-le moi.
_ Tu as ma parole.

Elle hoche lentement la tête. A ce geste, je ressens un soulagement presque palpable envahir ses traits. Elle sait que je le ferais. 

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